ANGKOR
Des temples-lianes étouffés sous une végétation luxuriante, des tours ponctuées de visages sereins, des pyramides à gradins élançant leurs silhouettes altières vers le ciel tropical... Voilà Angkor, site prestigieux du Cambodge, merveilleusement décrit par Pierre Loti dans Le Pèlerin d'Angkor, paru en 1913 ou par André Malraux dans La voie royale, édité en 1930.
Une partie importante du parc d'Angkor, un ensemble d'une cinquantaine de monuments essentiellement religieux qui s'étend sur près de 300 km2, a récemment été réouverte au public, mais le visiteur qui se faufile dans les galeries souveraines du temple d'Angkor Vat, le chef-d'œuvre absolu de l'architecture khmère, ne peut oublier les morsures de la guerre. Il découvre çà et là les impacts des balles et des obus, quand ce ne sont pas les stigmates des pillages enrichissant le trafic international des œuvres d'art au plus fort du conflit.
Patrimoine mondial de l'Unesco. Lorsque la paix est revenue au Cambodge en 1993 sous l'égide de l'ONU, les temples d'Angkor ont été inscrits au Patrimoine Mondial de l'Unesco. Depuis, l'Ecole française d'Extrême-Orient, présente sur le site de la fin du XIXe siècle jusqu'en 1972, est à nouveau là. Elle s'est lancée dans un travail de titan, notamment en remettant en place les sept cents blocs du Baphuon, un temple-montagne du XIe siècle, pour tenter d'effacer les traces d'une histoire tragique de plus de vingt ans, pendant lesquels le chaos s'est abattu sur tout un pays annihilant la mémoire des pierres et des hommes dans un gigantesque bain de sang.
Cette fois les Français, qui ont investi quelque 350 millions de francs à titre d'aide à la restauration, ne sont plus les seuls dans la bataille. Les Japonais leur prêtent main-forte. Et les Cambodgiens, survivants du massacre, disciples des conservateurs du passé, se mobilisent contre certains projets touristiques annoncés et menaçant de transformer ce sublime patrimoine en Disneyland et surtout contre le pillage organisé.
Un pillage à grande échelle. «Angkor est en voie de disparition, affirme le roi Norodom Sihanouk. Ce que les bombardements américains n'ont pu faire, les pilleurs y parviennent.»
Déjà des milliers d'œuvres se sont volatilisés. Il faut dire que le trafic est lucratif: une tête d'Angkor peut valoir jusqu'à 40 000 FF. sur le marché; une statuette entière s'échange à partir de 200 000 FF. En 1995, une camionnette interceptée par la police thaïlandaise contenait, à elle seule, des œuvres d'une valeur de 2,5 millions de francs sur le marché international.
Malgré des campagnes de sensibilisation auprès de la population locale, malgré la création d'organismes publics comme Apsara (Autorités pour la protection et la sauvegarde de la région de Siem Réap/Angkor), malgré l'opiniâtreté des responsables de l'Icom (Conseil international des musées) qui a publié un catalogue reproduisant une centaine d'objets volés, les responsables culturels du Cambodge semblent condamnés à observer le pillage d'un patrimoine irremplaçable. Interpol avoue ses limites: la lutte contre le trafic des objets d'art volés n'est pas une priorité bien que plusieurs affaires aient démontré les liens entre ce trafic et celui de la drogue.
L'exposition du Grand-Palais ira à Washington, puis à Tokyo. La France, les Etats-Unis et le Japon sont précisément les trois principaux marchés pour le trafic des objets volés à Angkor. Les organisateurs espèrent ainsi sensibiliser les acheteurs potentiels. Il y a quelques mois, une collectionneuse britannique a rapporté en personne, à Phnom Penh, un objet volé qu'elle avait acheté à Londres en toute bonne conscience, en octobre 1993. Un exemple à suivre...
Mathilde Viaene
L'art khmer au Grand-Palais
113 chefs-d'œuvre d'art khmer provenant du musée de Phnom Penh et du musée Guimet de Paris sont présentés au Grand-Palais. L'exposition réunit pour la première fois les deux plus prestigieuses collections du monde.
Après de longues et délicates discussions entre la Réunion des Musées Nationaux et le Cambodge, pays encore secoué par des conflits politiques, 113 chefs-d'œuvre d'art khmer sont exposés au Grand-Palais. Parmi les 66 pièces provenant du musée de Phnom Penh, certaines ont été restaurées pour l'occasion. La dernière manifestation de cette ampleur remonte à 1931, date de l'Exposition universelle de Paris.
Le parti pris pour la présentation parisienne est celui d'un extrême dépouillement: des cubes pour socles, des vitrines minimalistes, un éclairage aussi peu théâtral que possible, le retour à la lumière naturelle dans la galerie du rez-de-chaussée, des dominantes grises et blanches. A ce choix répond la volonté de ne privilégier ni une approche historique, ni une approche ethnographique. Tout est fait pour mettre en valeur la beauté des œuvres. L'appareil interprétatif figure dans le catalogue.
Une passion française. L'art khmer est une grande passion française qui commence en 1850, lorsque Charles Bouillevaux, prêtre persécuté en Cochinchine, trouve refuge dans la ville abandonnée et en commence l'observation. Quelques années plus tard, en 1859, Henri Mouhot, naturaliste dilettante, décrit les lieux avec précision. Son récit, illustré de dessins, insiste sur le romantisme de «lieux déserts qui jadis ont été le théâtre de scènes de gloire». Ses carnets connaîtront un vif succès. La mèche est allumée: le Tout-Paris ne parle que d'Angkor.
La frénésie continue avec l'expédition du Mékong, en 1866. On l'a confiée à Doudart de Lagrée, diplomate parlant cambodgien. Il est secondé par Francis Garnier. La mission est avant tout scientifique. L'équipe prélève des sculptures, exécute des moulages, découvre d'autres temples aux alentours, photographie les statues et établit des cartes.
Cette expédition stimule de nombreuses vocations à l'Ecole française d'Extrême-Orient. Un musée indochinois voit le jour. Louis Delaporte, dessinateur dans la mission du Mékong, repart pour Angkor afin de constituer la première collection officielle d'art khmer. Il en rapporte plus de 70 sculptures dont certaines sont exposées au Grand-Palais.
Mais ce sont les gigantesques maquettes grandeur nature du site d'Angkor Vat à l'exposition coloniale de Marseille en 1922 puis à celle de Paris en 1931, qui vont définitivement asseoir la grandeur de l'art khmer.
Dix siècles d'histoire. L'exposition suit un parcours chronologique qui va du VIe siècle (époque pré-angkorienne) jusqu'au XVIe siècle (époque post-angkorienne), en s'attardant sur la somptueuse période angkorienne qui s'étend du IXe au XVe siècle.
La première période met en valeur la finesse des divinités hindouistes. A noter surtout l'art du Phnom Da avec ses belles représentations visnutes et le style Sambor Prei Kuk qui a su si bien traduire la plénitude corporelle des déesses Devi et Durga.
La somptueuse tête de Siva de style du Bakong (début Xe siècle) rudement taillée dans le grès, dont le sourire est surmonté d'une moustache acérée, comme ces deux lutteurs engagés dans un corps à corps sans merci de style de Koh Ker (milieu du Xe siècle), s'opposent à l'art de Banteay Srei (fin Xe siècle) qui intervient après cet art viril comme une pause délicate et sereine. Courbes et contrecourbes exquises, guirlandes de fleurs et rinceaux végétaux tapissent les frontons de leur dentelle de pierre. Au XIe siècle avec le style du Baphuon, les visages s'illuminent. Les corps, plus longilignes, s'animent d'un discret déhanchement.
Avec Jayavarman VII, le dernier grand souverain du Cambodge angkorien qui fit de sa religion personnelle, le bouddhisme Mahayana, la religion d'Etat, apparaît une iconographie très spécifique et dans un style nouveau très admiré. Le fameux «sourire d'Angkor» en est l'exemple le plus connu.
L'exposition propose trois têtes de Jayavarman VII. L'une d'elle est particulièrement belle. Le souverain est dépeint sous les traits d'un homme visiblement plus âgés que pour les deux autres œuvres de même type. Le sculpteur ne s'est évidemment pas complu à représenter la marque des ans. Ce serait même carrément inconcevable dans l'art khmer. La maturité est rendue par quelques détails de modelé très subtils: la bouche aux commissures à peine tombantes, une certaine lourdeur dans le bas du visage, ainsi qu'une expression plus douce et plus détendue qui accentue la sérénité de ce visage. La contemplation d'un tel visage donne raison à Henri Mouhot qui, en 1859, affirmait que «la contemplation de l'art khmer est le repos du corps après les fatigues de l'esprit».
M.V.
La civilisation khmère
La civilisation khmère s’est développée autour de l’exploitation de l’inondation annuelle du fleuve Mékong, dont la crue recouvre les deux tiers de la vaste plaine qui compose le Cambodge. Les Khmers ont su la maîtriser par un vaste réseau de canaux, de barrages et de lacs artificiels. Ils ont construit sur les collines qui émergeaient (phnom en khmer), les sanctuaires appelés «temples-montagnes».
Leur histoire se divise en trois grandes parties:
La période pré-angkorienne: du Ier au VIIIe siècle, dominée par le royaume de Funan. Au VIIIe s,, des royaumes indonésiens (péninsule malaise et Sumatra) héritent de l’ancien empire et exercent leur domination sur le sud du pays.
La période angkorienne: du VIIIe au XIVe siècle. Elle marque l’apogée du royaume et voit la construction des grands temples qui font l’objet de l’Exposition du Grand-Palais. Parmi les grands rois, il faut mentionner:
Jayavarnam II, surnommé le «protégé de la Victoire» (de Jaya, son pays d’origine et varnam, «cuirasse, puissance»), fonda la monarchie angkorienne en 802.
Indravarnam, son deuxième successeur, régna de 877 à 889. Il réalisa de grands réservoirs pour l’irrigation et l’exploitation intensive du sol et des rizières, fit construire le monument de Preah Kô et le temple-montagne de Bakong.
Yasovarnam (889-910) créa la première Angkor, «ville séjour de la gloire», fit édifier le temple-montagne de Bakheng.
Suryavarnam II (1113-1145). C’est à lui qu’est dû le célèbre temple-montagne d’Angkor Vat.
Jayavarnam IV (1181-1228). C’est le dernier grand souverain. Il fit du bouddhisme Mahayana (Grand Véhicule) la religion d’Etat.
La période post-angkorienne. A partir du XIIIe s., les Thaïs menacent le Cambodge. Les agressions se multiplient et Angkor est abandonnée en 1431. A partir de la fin du XVe s., le Cambodge va subir l’influence de la Thaïlande et de son art religieux bouddhique.
Les religions. Au VIe s., hindouisme et bouddhisme coexistent au Cambodge. Avec la fondation de la royauté angkorienne, en 802, l’hindouisme est présent par le culte de Shiva et Vishnu, les deux formes, avec Brahma, de la trimurti hindoue.
Avec Jayavarnam IV, la tradition hindoue est abandonnée au profit du bouddhisme Marayana (Grand Véhicule), supplantée, au XIIe s. par le bouddhisme Theravada (Petit Véhicule) importé par les invasions thaïes.