Albert Camus, plus chrétien qu’il n’y semble
Albert Camus, né il y a un siècle, le 7 novembre 1913, est devenu au fil du temps l’un des plus populaires parmi les écrivains français. Or, celui qui est souvent présenté comme agnostique, voire athée, présente tellement d’affinités avec le christianisme que le moment est propice pour le relire à cette lumière-là.
On présente souvent Albert Camus comme un agnostique, quelqu’un qui considère que l’absolu est inaccessible à l’esprit humain et qui refuse toute solution aux problèmes métaphysiques. Pourtant, l’œuvre de celui qui est né il y a exactement cent ans est bien plus proche du christianisme qu’on ne veut bien l’admettre d’ordinaire. On pourrait même aller jusqu’à parler à son propos de « compagnon de route » du christianisme. Il suffit de relire les textes – éloquents – remplis de notions très chrétiennes.
Ainsi, dans La Peste, Camus fait dire à un de ses personnages : « Peut-on être un saint sans Dieu ? C’est le seul problème concret que je connaisse aujourd’hui. » Et l’on cite souvent dans la foulée cette phrase, prononcée à Stockholm en 1957, où il recevait le Prix Nobel de littérature : « Je n’ai que vénération et respect devant la personne du Christ, et devant son histoire. Je ne crois pas à sa résurrection. »
Albert Camus est sensible à l’humanité du Christ. Mais pour lui, le christianisme représente une séduction et une impossibilité : « La pensée catholique me paraît toujours douce-amère. Elle séduit puis me heurte ».
Les trois cycles de sa pensée
Très certainement, cette impossibilité à croire ne doit pas être étrangère à la notion d’absurde qui a gouverné la première partie de sa pensée, telle qu’elle se donne à lire dans son plus célèbre roman, L’Étranger, ou dans son essai, Le Mythe de Sisyphe, parus en 1942. Or, comme l’a rappelé Benoît XVI : « Dieu n’est pas absurde, tout au plus est-il mystère. Le mystère, à son tour, n’est pas irrationnel, mais est surabondance de sens, de signification, de vérité. »
Le second volet de sa pensée, à partir de L’Homme Révolté, en 1951, sera celui de la révolte, celui de la dénonciation de tous les totalitarismes, nazisme et stalinisme en tête. Ce qui lui vaudra sa célèbre brouille avec Sartre. Et ce qui témoigne aussi de sa grande élégance et clairvoyance morale et politique, le seul point noir de sa pensée restant sa difficulté à formuler une pensée anti-coloniale cohérente à propos de l’Algérie (alors qu’il avait clairement condamné les massacres de Madagascar en 1947). Sa condition de pied-noir, son amour charnel pour l’Algérie de son enfance et ses proches, lui ont fait adopter une position de « troisième voie » qui s’est avérée intenable, un des rares domaines où il ait manqué de lucidité.
Et enfin, après le cycle de l’absurde et celui de la révolte, il s’apprêtait à aborder celui de l’amour quand la mort l’a fauché dans un accident de voiture, le 4 janvier 1960, à 46 ans. Il l’avait annoncé lui-même : « Si j’avais à écrire ici un livre de morale, il aurait cent pages et quatre-vingt-dix-neuf seraient blanches. Sur la dernière, j’écrirais : “Je ne connais qu’un seul devoir et c’est celui d’aimer”. » Qui sait alors s’il n’aurait pas mené sa pensée jusqu’à une conclusion qui semble logique, c’est-à-dire jusqu’à Dieu et à la foi ? Nous n’aurons jamais la réponse, mais rien n’interdit non plus de le penser.
Admirateur de saints
Ainsi, il est souvent revenu sur trois figures majeures du catholicisme. D’abord, saint Augustin, dans lequel il voit celui qui a regardé en face le problème du mal comme personne. Ensuite, saint François d’Assise qui représente le versant solaire de sa pensée, « un amant de la nature et de la vie », indissociable de l’amour des pauvres, lui qui a grandi dans une famille très pauvre. Et enfin, le philosophe Pascal qui est pour lui l’homme du questionnement sur Dieu, affirmant qu’il est de ceux « que Pascal bouleverse mais ne convertit pas. » Pour un auteur présenté le plus souvent comme un athée, cela constitue tout de même un faisceau d’indices convergents qui trahissent chez lui plus qu’une influence du christianisme : une profonde affinité. Et cela nous invite à relire son œuvre monumentale (quatre volumes en Pléiade à ce jour !) à cette lumière-là, rarement mise en avant par ses adorateurs, nombreux dans les milieux littéraires et journalistiques.
Camus n’est certes pas le plus grand écrivain français. Sur le plan strictement littéraire, on pourra lui préférer Proust dont on célèbre ce mois-ci le centenaire de la parution de Du Côté de chez Swann. Mais il est sans conteste l’un des plus fraternels, l’un des plus enthousiastes et des plus populaires (au sens plein du terme : que ne lui a-t-on reproché son amour du football, sport populaire par excellence). La jeunesse ne s’y trompe guerre en en faisant l’un de ses auteurs de prédilection. Or cette séduction vient de ce que sa pensée, jamais figée dans le concept ou la théorie, a su rester toujours fraîche, en perpétuel questionnement. Ce qui en fait un excellent compagnon pour commencer une vie de lecture.