1571 : Lépante, bataille légendaire ?
L’opération Overlord du 6 juin 1944 mise à part, les hauts-faits militaires sont rarement célébrés ou commémorés de nos jours. Ils restent pourtant dans le souvenir de quelques historiens ou de passionnés qui, sans se soucier des modes, continuent à les étudier, c’est-à-dire, à en comprendre les causes et les conséquences.
Parce qu’elle fut une victoire de la Sainte Ligue catholique contre l’empire turc, la bataille de Lépante, dont nous célébrons le 450e anniversaire ce mois d’octobre, ne fera guère l’objet de commémoration. Pourtant, elle eut à l’époque un retentissement incroyable dans toute l’Europe et au delà. L’auteur du Don Quichotte, Miguel de Cervantès, qui participa au combat, n’a-t-il pas écrit au lendemain de cette victoire contre l’empire ottoman : Lépante « fut le plus grand évènement que virent les siècles passés, les siècles présents et que peuvent attendre les siècles futurs. » ?
Que s’est-il donc passé à Lépante, dans le détroit de Corinthe, le 7 octobre 1571 ? L’historien italien Alessandro Barbero a eu raison d’y voir d’abord l’affrontement entre trois empires : l’empire ottoman du sultan Sélim donc, l’Espagne de Philippe II et enfin la République de Venise. Évoquer ces puissances, c’est dire que chacune d’entre-elle possède des intérêts politiques en Méditerranée. L’Espagne lutte contre les barbaresques d’Afrique du Nord et les Turcs pour la maîtrise des ports. Venise, de son côté, craint que le fils de Soliman le Magnifique, s’en prenne à ses possessions en Dalmatie et au Levant.
À ce jeu politique s’ajoute une figure essentielle : le pape saint Pie V. Élu au mois de janvier 1566, Antonio Ghislieri est un homme de rupture. En effet, le dominicain Pie V fait d’abord partie de ces pontifes qui n’ont pas les mêmes préoccupations que ses prédécesseurs de la Renaissance. Le temps des papes scandaleux (Alexandre VI, Jules II…) est désormais terminé. Piètre politique, Pie V réussit pourtant à unir Venise et l’Espagne dans une même coalition afin de battre les Turcs. L’historien Jean-Pierre Bois nous dit qu’ « il est l’âme de cette coalition » que l’on appelle la Sainte Ligue.
Le 22 juillet 1570, les Turcs débarquent à Chypre, possession vénitienne. Nicosie tombe le 9 septembre, livrée au pillage et à la cruauté des soldats. Quelques jours auparavant, une église consacrée à saint Nicolas avait été transformée en mosquée. Au cours de la « cérémonie », des prisonniers chrétiens avaient été sacrifiés. La nouvelle bouleverse l’Europe occidentale et suscite un mouvement considérable d’indignation et de compassion. La réaction ne se fait pas attendre : le 7 mars 1571, la Sainte Ligue est proclamée, réunissant Rome, Venise, Madrid et Malte. L’affrontement est à la fois religieux et politique, l’objectif étant de protéger la chrétienté contre l’expansion ottomane.
Fils de Charles Quint et demi-frère de Philippe II d’Espagne, don Juan d’Autriche est à la tête de cette armée prête à en découdre. L’affrontement est inégal puisque la coalition possède trois fois plus d’hommes, d’armes et de galères que les Turcs qui sont écrasés le 7 octobre. Cette victoire de Don Juan d’Autriche, qui retentit dans toute la chrétienté, est décisive dans l’histoire maritime et militaire, elle l’est moins d’un point de vue politique.
Certes, elle stoppe l’avancée des Ottomans par voie de mer, mais elle n’anéantit pas leur puissance politique. Elle est comme une revanche de la prise de Constantinople en 1453 et met fin au complexe d’infériorité de la Chrétienté. Elle n’entame, cependant, ni les ressources ni le territoire du sultan Sélim. Il s’agit en somme d’une victoire que l’on qualifierait aujourd’hui de « psychologique », Lépante n’étant pas exploitée dans les mois ni les années suivantes.
Ce serait aussi une erreur de voir cet évènement comme l’expression d’un choc des civilisations entre l’Islam d’une part et la Chrétienté de l’autre. Comme nous l’avons vu, les intérêts politiques et géopolitiques entre les trois empires étaient réels. De plus, dans ce grand affrontement, il y a un grand absent. En effet, la France refuse de prendre part au combat pour une raison simple : depuis François Ier, elle est l’alliée des Turcs ! Cela dit, il est vrai que Pie V tire de la victoire un prestige immense. Or, c’est bien lui qui donne une dimension religieuse au conflit, sans pour autant parler de croisade. Il en devient pour ses contemporains une figure légendaire.
Néanmoins, après la bataille, les divergences entre Venise et l’Espagne reprennent de plus bel. Si bien qu’aucune puissance ne tire un réel avantage de cette victoire. Il n’empêche, la bataille de Lépante constitue le dernier grand affrontement des puissances européennes en Méditerranée : « Plus jamais autant d’hommes ne se sont affrontés en un seul jour et dans un espace aussi étroit, dans les eaux de la Méditerranée. » Surtout, depuis la découverte des Amériques par Christophe Colomb, le centre de gravité du monde se déplace à l’Ouest, en Atlantique. Mais il s’agit là d’une toute autre histoire…
Pour aller plus loin :
Alessandro Barbero, La bataille des Trois Empires, Flammarion, 684 pages, 29 €