1224 : Antoine de France
La vie de saint Antoine ne nous est pas connue de manière uniforme. Les premières biographies insistent sur certaines périodes de son existence et en laissent d’autres dans l’ombre. Le laps de temps assez court – un peu moins de trois ans, entre 1224 et 1227 – pendant lequel le saint franciscain arpente certaines régions de la moitié sud de la France est relativement bien documenté grâce à Jean Rigauld, un frère mineur du Limousin. Ce religieux, professeur de théologie à Limoges en 1296, puis présent à Brive en 1301, est par la suite devenu évêque de Tréguier en 1317 avant de mourir à Rome en 1323. Craignant que le souvenir des prodiges accomplis par saint Antoine lors de son passage en Limousin ne s’efface de la mémoire des frères, Jean Rigauld a entrepris d’en consigner le récit. En effet, dès son entrée dans l’ordre, précise-t-il, les miracles d’Antoine lui avaient été « rapportés en termes sûrs par des frères d’une vertu éprouvée ». Jean Rigauld s’est donc fondé sur le témoignage de religieux qui avaient été directement témoins de l’action d’Antoine en Limousin. Sa précieuse biographie, dite Legenda Rigaldina, est connue par un seul manuscrit, conservé avant la Révolution chez les cordeliers de Bordeaux – et aujourd’hui à la bibliothèque municipale de la ville. Elle a été éditée à la fin du XIXe siècle par l’historien franciscain Ferdinand Delorme. Nous allons puiser abondamment à cette source.
L’arrivée en France
Tout commence à Assise lors du chapitre général de la Pentecôte 1224. Antoine, qui n’a pas encore 30 ans, y est présent. Ses prédications à Forlì, puis à Rimini (devant des poissons) ne sont pas passées inaperçues et François l’a encouragé à enseigner la théologie aux frères. Les supérieurs décident alors de l’envoyer en mission dans le sud de la France, en Languedoc, où sévissent des mouvements hérétiques. Antoine se met en route, et participe à un chapitre de la province franciscaine de Provence en Arles, au cours duquel il prêche sur le « titre de la croix » dans l’Évangile de Jean, « Jésus le Nazaréen, roi des Juifs ». À ce moment-là, un frère du nom de Monaldo, aperçoit dans une vision François, dans les airs, les bras étendus comme s’il était en croix. L’épisode, rapporté par Thomas de Celano dans sa première vie de François, a été souvent représenté par les peintres. Dans les mois qui suivent, c’est à Montpellier, puis Toulouse, qu’Antoine prêche, enseigne et opère des miracles.
Custode du Limousin
Antoine est bientôt nommé custode de Limousin, nous dit la Rigaldina. Le mot « custode » implique l’existence dans la région d’un certain nombre de couvents, mais ceux-ci sont de fondation récente. À Limoges, où les frères sont appelés affectueusement « les ménudets » (les petits enfants), ils disposent depuis 1223 d’une maisonnette près de l’église Saint-Paul. Antoine lui-même fonde un couvent à Brive-la-Gaillarde, mais dans la bonne tradition franciscaine, il y pratique également la vie en ermitage, comme en témoigne un franciscain du XIVe siècle, Arnaud de Sarrant : « Lorsque le saint homme vint à Brive, il y reçut d’abord un logis pour les frères. Puis, dans une grotte, loin de ce logis, il aménagea pour lui une cellule, et creusa dans la pierre un bassin pour recueillir les gouttes d’eau suintant du rocher. Il demeurait là, solitaire, en grande austérité de vie, et s’y livrait à la contemplation. » Aujourd’hui encore, les frères sont présents aux « grottes de saint Antoine ».
La Rigaldina mentionne plusieurs villes du Limousin où Antoine prêche et accomplit des prodiges. À Saint-Junien (30 km à l’ouest de Limoges), l’église est trop exiguë pour accueillir tous ceux qui souhaitent écouter le prédicateur franciscain. On improvise alors à la hâte une estrade en bois qui s’effondre aussitôt, mais ni Antoine ni ses auditeurs ne sont blessés. À l’abbaye de Solignac (au sud de Limoges), il délivre le frère hôtelier de ses tentations. À Brive, grâce à son intervention, une femme ayant accepté, en grommelant, d’aller chercher des légumes pour les frères, se trouve protégée d’une pluie torrentielle. À Limoges même, Antoine est favorisé du don de bilocation : un soir de Jeudi saint, alors qu’il prêche en l’église Saint-Pierre-du-Queyroix (qui reste l’un des plus beaux clochers de la ville !), il participe en même temps à l’office de matines dans son couvent, « assez éloigné » de l’église, précise la Rigaldina.
Un miracle « au creux des arènes »
Toujours à Limoges, un autre miracle renvoie très directement à la topographie de cette ancienne ville gallo-romaine. « Un jour, écrit Jean Rigauld, Antoine avait convoqué le peuple de Limoges pour une prédication solennelle, et il y avait une telle foule rassemblée qu’aucune église n’était suffisante pour contenir cette multitude. Il entraîna alors le peuple en un lieu suffisamment vaste, où il y avait eu autrefois un palais des infidèles païens, lieu qui s’appelle le « creux des arènes », et où le peuple pouvait commodément s’asseoir et écouter tranquillement la parole de Dieu ». Mais l’orage menace, le tonnerre gronde, et les gens commencent à s’en aller. Antoine promet à la foule que la pluie ne la touchera pas. De fait, à la fin du sermon, les auditeurs constatent qu’ils sont restés à l’abri, alors que tout l’environnement est trempé. « Lorsque je suis entré chez les Franciscains, conclut Jean Rigauld, beaucoup de frères qui avaient assisté à ce sermon étaient encore vivants. »
Le récit de ce miracle est particulièrement intéressant en ce qu’il mentionne le « creux des arènes ». Comme beaucoup de villes d’origine gallo-romaine, Limoges avait conservé au Moyen Âge d’imposantes ruines de son amphithéâtre (136 m x 115 m). Celles-ci formaient une sorte de terrain vague, en forme de cuvette – laquelle ne disparaîtra qu’au XVIIIe siècle. L’idéal pour une prédication improvisée.
Antoine n’a pas limité sa course missionnaire au seul Limousin. Il est parvenu jusqu’à Bourges, et dans la cathédrale, il a assisté à un concile provincial. La très belle image de frère mineur qui figure sur le tympan de la cathédrale fait penser à François d’Assise, mais aussi, j’aime à le croire, à Antoine, Antoine de France.