Une source franciscaine coule à Taizé
« Nous aimons tellement François d’Assise ! » : ce furent les premiers mots prononcés par les frères Roger et Max en accueillant un franciscain, le frère Jérôme Darmancier, en gare de Cluny, le mardi de Pâques 1945. À cette époque, un pasteur protestant vaudois, Roger Schutz (1915-2005), un théologien, également protestant, Max Thurian (1921-1996), ainsi qu’un autre frère, mènent une vie communautaire à Taizé, petit village de Bourgogne non loin de Cluny. Marqués par le renouveau liturgique qui se fait jour dans l’Église protestante vaudoise, les trois frères redécouvrent aussi les richesses du monachisme chrétien et s’en inspirent : leur maxime, ora et labora ut regnet, « prie et travaille afin qu’il règne », les inscrit dans la tradition bénédictine. Célibat, pauvreté, obéissance à une règle s’imposent à eux progressivement. En 1949, à Pâques, les sept premiers frères s’engagent ensemble pour la vie. Une révolution pour des protestants. Mais à cette dimension monastique s’en ajoute une autre, plus communautaire, fraternelle et pour tout dire, franciscaine. Cette autre inspiration s’explique par l’enracinement intellectuel de Frère Roger et elle va se trouver confirmée par les liens qui vont peu à peu se nouer entre les frères de Taizé et les fils de saint François.
La source franciscaine de Taizé
De par les origines bourguignonnes de sa mère, Roger Schutz est très tôt attiré par la France. À la fin des années trente, il passe un semestre à la faculté de Théologie protestante de Strasbourg. Il y prend connaissance du François d’Assise de Paul Sabatier (1894), un livre qui a permis à toute une génération de protestants, passant outre des siècles de caricatures, de s’ouvrir au Poverello et à son message. Dans le même temps, Roger Schutz se rapproche du « Tiers-Ordre » des « Veilleurs » du pasteur Wilfred Monod, une fondation d’inspiration explicitement franciscaine. Dans une première ébauche de la règle de Taizé (1941), Roger Schutz donne d’ailleurs une consigne spirituelle directement empruntée aux Veilleurs : « Pénètre-toi de l’esprit des Béatitudes, joie, simplicité, miséricorde ».
Rencontres avec les franciscains de Mâcon
En s’appropriant les richesses spirituelles du catholicisme, les frères de Taizé s’orientent tout naturellement vers l’œcuménisme, à une époque où il faut une permission de l’évêque pour assister (simplement assister) à un office protestant. Mais rien n’arrête Frère Roger. Il cherche le contact avec les catholiques. Mâcon, non loin de Taizé, abrite alors un couvent de franciscains, et c’est pourquoi en 1945 Frère Jérôme Darmancier est accueilli à bras ouverts pour le repas du soir et la nuit. Peu après, les frères de Taizé rendent la pareille aux franciscains. Frère Thaddée Matura, que nous allons bientôt retrouver dans cette histoire, raconte : « Le frère Roger accompagné d’un autre frère, se rendit au couvent franciscain de Mâcon où ils furent accueillis pour un repas et des échanges discrets, ce qui à l’époque était à peine imaginable, car les protestants n’étaient pas admis dans la clôture des couvents et des monastères. Par la suite, le frère Roger avec d’autres protestants, se sont réunis chez les franciscains. Ces rencontres un peu clandestines, se déplaceront avec le temps vers d’autres lieux plus importants, comme l’abbaye trappiste des Dombes. Frère Roger a gardé le contact avec Mâcon, il y connut de près quelques frères franciscains dont un, Damien Grégoire, deviendra son ami et avec le temps, son accompagnateur et confesseur. Chez les Franciscains, Frère Roger a sans doute trouvé ce qu’il portait en lui et désirait chez les autres : joie, simplicité, amour miséricordieux ».
Entre les frères de Taizé et les Franciscains les relations sont alors au beau fixe. En septembre 1948, à Taizé, le frère Damien Grégoire donne un court enseignement aux frères qui feront leur engagement définitif à Pâques de l’année suivante. Il les engage à garder « l’humanité du moine » et à ne pas se laisser gagner par l’insensibilité et le durcissement du cœur qui guettent les religieux. Dix ans plus tard, Damien Grégoire, devenu provincial, écrit au nom du frère Roger au ministre général de l’ordre, afin qu’il autorise deux frères de Taizé à vivre une expérience contemplative dans un ermitage d’Ombrie. L’autorisation finira par être accordée.
1964-1972 : la communauté permanente
En août 1962, Damien Grégoire participe à l’inauguration de l’église de la Réconciliation. À cette époque, de plus en plus de jeunes affluent sur la colline bourguignonne, et parmi eux nombre de catholiques. À leur intention, Frère Roger sollicite l’établissement d’une communauté franciscaine stable, à Taizé même. Après avoir obtenu l’accord de Rome, Damien Grégoire, toujours provincial, réunit une fraternité internationale de quatre à cinq frères à l’automne 1964. Le canadien Thaddée Matura est du nombre :
« Les frères partageaient pleinement la prière de la communauté, les services domestiques, l’accueil des visiteurs. Le style de vie des frères protestants, simple, sans hiérarchie, dépouillé, la prière qui anticipait sur la future réforme liturgique, les relations fraternelles cordiales, telle était la vie de Taizé. Les franciscains célébraient la messe dans la crypte de l’église de la Réconciliation pour les catholiques présents et assistaient à la célébration protestante de la Cène, sans pouvoir communier. Ils n’avaient pas à laisser ou à cacher leurs convictions catholiques, mais rien dans la foi et le comportement des frères protestants ne les étonnait ou scandalisait. Quelques-uns d’entre eux s’adressaient aux franciscains-prêtres pour être entendus en confession, et ceux-ci les accueillaient alors que cela n’était ni prévu ni permis au niveau canonique ».
Après 1972
La situation va changer avec l’entrée de frères catholiques dans la communauté de Taizé. Par ailleurs, dans les années 69-70, les franciscains ont l’impression que Frère Roger veut les intégrer à sa communauté sans respecter suffisamment leur rôle spécifique auprès des jeunes catholiques. « L’expérience » franciscaine de Taizé prend donc fin en 1972, et les fils de saint François rejoignent une autre colline, Grambois en Provence, pour y animer le noviciat.
Malgré cette rupture, des liens profonds ont perduré. Périodiquement, les fils de saint François reviennent à Taizé. Ce fut le cas, il y a dix ans, en septembre 2014, pour une centaine de franciscains européens de profession temporaire, accompagnés du définitoire et du ministre général. Comme eux, beaucoup de jeunes chrétiens continuent de passer à Taizé, « comme on passe près d’une source » (Jean-Paul II, 1986).