L’abbaye du Mont-Saint-Michel une histoire millénaire
Rien ne prédestinait ce site inhospitalier, s’élevant au-dessus d’une plaine sablonneuse et soumis à la violence des marées, à accueillir une si exceptionnelle construction, comme suspendue entre ciel et mer. Et pourtant, le destin de ce que l’on appelait initialement le Mont-Tombe bascule au VIIIe siècle. Le récit légendaire est connu : l’évêque d’Avranches, Aubert, est visité en songe à trois reprises par saint Michel. L’archange, dont le culte se répand en Occident, lui ordonne de bâtir un sanctuaire en son honneur. Ce sera d’abord un petit oratoire, puis une chapelle, desservie par des chanoines. Le Mont-Tombe devient ainsi le Mont-Saint-Michel-au-péril-de-la-Mer, un lieu de pèlerinage local, mais aussi la proie des raids vikings, nombreux sur les côtes de la Manche.
Au Xe siècle, Richard Ier, duc de Normandie, scandalisé par le style de vie princier des chanoines de saint Aubert, décide de les remplacer par des bénédictins. L’ordre monastique érige alors une abbaye sur le célèbre promontoire ; l’édification de l’église abbatiale, reposant à la fois sur trois cryptes taillées dans la roche et sur l’ancienne chapelle, aurait débuté quant à elle en 1023. La renommée du Mont-Saint-Michel dépasse bientôt les frontières du Duché de Normandie et l’on accourt de tout l’Occident chrétien pour y prier le chef des armées célestes. L’abbaye est également un centre culturel et intellectuel de premier ordre, fameuse pour son scriptorium – dans lequel les moines traduisent, au XIIe siècle, des manuscrits d’Aristote, du grec vers le latin -, mais surtout pour sa bibliothèque et les précieux manuscrits qu’elle recèle. Elle y gagnera le titre prestigieux de « Cité des livres ».
Tout au long de l’époque médiévale et jusqu’au XIXe siècle, l’abbaye ne cessera d’évoluer, de se métamorphoser, de s’agrandir, avec une diversité de formes architecturales qui montre l’étendue des connaissances de ses bâtisseurs et des prouesses techniques dont ils firent preuve. Outre la nef et les transepts romans de l’abbatiale, son chœur gothique, mentionnons « La Merveille », ensemble de deux bâtiments élevés sur trois niveaux, soutenus par de hauts contreforts. Sa construction, financée par le roi de France, Philippe Auguste, dure à elle seule une quinzaine d’années. Renfermant entre autres le réfectoire, le scriptorium, les logis et le cloître, ce chef-d’œuvre d’art gothique-normand n’a cessé, depuis, de forcer l’admiration des visiteurs du Mont. La Merveille est la « prodigieuse superposition de tous les genres d’architecture qu’employa le Moyen Âge », s’extasiera ainsi l’écrivain Théophile Gautier (Quand on voyage, 1865).
À partir du XIVe siècle, les vicissitudes de la Guerre de Cent ans font se muer l’abbaye en bastion militaire, pourvu de fortifications et de murailles avec des tours de défense. Protégés par une poignée de soldats fidèles à la couronne de France, le Mont et les moines résistent au siège de 30 ans imposé par les Anglais. Mais les affrontements causent des dommages conséquents à l’abbaye. Le chœur roman de l’église romane s’effondre en 1421 et ne sera reconstruit entièrement qu’un siècle plus tard.
Le rayonnement spirituel du Mont décroît ensuite inexorablement. En 1622, la congrégation de Saint-Maur se substitue aux Bénédictins et tente de relancer la pratique des pèlerinages, mais le pouvoir royal transforme une partie de l’abbaye en prison d’État, où l’on envoie des prisonniers écroués par lettre de cachet. « Bastille des mers » : c’est désormais ainsi qu’on surnomme le Mont.
La Révolution française en parachève le déclin. Les derniers moines vivant sur l’île sont chassés ; l’abbaye, comme toutes les propriétés de l’Église, est déclarée « bien national » et devient un centre de détention à part entière pour les prêtres réfractaires. En 1810, un décret impérial fait de l’abbaye une maison de correction pour des milliers de détenus politiques et de droit commun. Alerté sur leurs conditions de vie épouvantables, Napoléon III ordonne en 1863 la fermeture de la maison, sauvée de la destruction, mais complètement délabrée.
La fin du XIXe siècle signe le début de sa renaissance. Son classement aux monuments historiques ouvre une très longue période de restauration. Peu à peu rendue à sa splendeur première et remise sous une garde monastique, l’abbaye du Mont-Saint-Michel a renoué avec sa vocation de sanctuaire, conformément au vœu du glorieux archange, indétrônable maître des lieux.