Et Dieu créa Michel-Ange
Nous sommes le 31 octobre 1512, veille de la Toussaint. Les couloirs du Palais apostolique bruissent d’une inhabituelle agitation. Le pape Jules II, accompagné d’une vingtaine de cardinaux, se rend à la chapelle Sixtine, où la décoration de la voûte vient à peine de s’achever. Les portes s’ouvrent et la petite foule s’arrête, « muette de stupeur », écrit Giorgio Vasari, éblouie par la splendeur de ce qu’elle y voit. Jules II exulte, lui qui a su, 4 ans plus tôt, faire plier le seul artiste capable de réaliser un tel exploit : Michel-Ange.
Car le prodige florentin n’a pas été facile à convaincre. Il est déjà mobilisé par le tombeau de Jules II – qu’il ne finira d’ailleurs jamais – quand il reçoit la nouvelle commande papale, en 1508. Celle-ci concerne donc la chapelle construite entre 1477 et 1483 par Sixte IV, l’oncle du pape della Rovere. Prévue pour accueillir les grandes cérémonies solennelles, ses murs ont déjà été peints à fresque par les plus grands artistes du Quattrocento : Botticelli, Ghirlandaio, Signorelli ou Perugino. Il ne manque que le plafond, bleu et constellé d’étoiles, que Jules II charge Michel-Ange de repeindre. L’artiste rechigne, car lui ne se considère justement pas comme un peintre ; la pleine mesure de son génie se révèle plutôt dans la sculpture, dans le travail du marbre qu’il sent palpiter sous ses doigts et auquel il donne vie. Il faut dire aussi que l’ampleur de la tâche – 1 000 m2 de surface à remplir ! – a de quoi l’effrayer. Mais Michel-Ange capitule devant l’opiniâtreté du pape – et ses ducats.
Le projet originel prévoyait de représenter les douze apôtres dans les pendentifs de la voûte et de compléter le reste avec des motifs ornementaux. Pour le réaliser, Michel-Ange s’adjoint les services de son ami Francesco Granacci et de ses assistants venus de Florence. Très vite cependant, l’artiste délaisse l’idée de départ, trop simple, pour une autre, autrement plus ambitieuse. Il propose ainsi à Jules II de déployer sur le plafond les premiers chapitres de la Genèse. Le pape donne son accord et Michel-Ange peut s’atteler aux dessins préparatoires. Il divise l’espace en 9 scènes centrales, encadrées par de musculeux Ignudi : la séparation de la lumière et des ténèbres, la création des astres, la séparation des eaux, la création d’Adam, celle d’Ève, le péché originel, le sacrifice de Noé, le déluge universel et l’ivresse de Noé. Les quatre coins de la voûte racontent quant à eux autant d’épisodes vétéro-testamentaires de l’histoire du Salut : David contre Goliath, Moïse et le serpent de bronze, l’exécution d’Amann, Judith et Holopherne. L’artiste ajoute deux galeries de personnages sur les murs latéraux : assis sur des trônes de marbre, s’alternent ceux qui ont annoncé la venue du Christ, prophètes bibliques et sibylles païennes.
L’entreprise est colossale sur le papier ; elle le sera infiniment plus au moment de sa transposition sur l’intonacco préparé par les auxiliaires du maître. Voilà Michel-Ange juché sur un ingénieux système d’échafaudages de son invention, occupé à esquisser les imposantes silhouettes de ses personnages, tandis que la peinture dégouline sur son visage et dans ses yeux. Son corps tendu par l’effort et son cou constamment tordu lui infligent de cruelles souffrances. Chaque soir, l’artiste gagne son logis, harassé, et chaque matin, il retourne à la Sixtine se confronter à l’œuvre jaillie de son imagination foisonnante. Les moments de découragement seront nombreux, mais Buonarotti ne s’avouera jamais vaincu, allant jusqu’au bout de ses forces, et même au-delà. Jules II lui rend souvent visite, s’enquiert de telle ou telle figure, devise avec lui, et s’impatiente parfois : « Quand auras-tu fini ? » « Quand j’aurai fini », lui rétorque immanquablement le terrible Michel-Ange. Il doit encore composer avec la curiosité de certains importuns, bien décidés à entrapercevoir les derniers coups de pinceaux, avec les cris d’orfraie de plusieurs cardinaux, ulcérés par l’omniprésente nudité de ses fresques, avec la perfidie de son rival Bramante, qui voudrait lui substituer son protégé Raphaël.
Après 4 ans d’un labeur acharné, la messe est enfin célébrée sous la voûte michelangesque, le 1er novembre 1512. À 37 ans, l’ombrageux artiste est unanimement salué, méritant plus que jamais son surnom d’Il divino, le divin. Mais le titan n’en a pas fini avec la Sixtine. Bien des années plus tard, à l’automne de sa vie, il y reviendra pour relever un autre défi à la mesure de sa grandeur : la fresque du Jugement dernier.