Encombrants martyrs du Maroc ?
Le prochain voyage au Maroc du pape François nous donne l’occasion d’évoquer les premiers martyrs franciscains de Marrakech, en 1220. Problème : la manière dont ces frères ont donné leur vie pour le Christ nous paraît en contradiction avec notre conception actuelle du dialogue interreligieux. Faut-il pour autant les rayer de notre calendrier franciscain ?
Prophétique et dérangeant, comme à son habitude, ce cher pape François. L’année même où la famille franciscaine célèbre le VIIIe centenaire de la rencontre pacifique entre François d’Assise et le sultan al-Malik al-Kâmil, à Damiette, le Pape choisit de se rendre au Maroc, terre d’Islam mais également antique mission franciscaine. Très bien ! Sauf qu’au Maroc, la rencontre ne s’est pas du tout déroulée comme à Damiette. Arrivés à Marrakech en 1220, cinq frères mineurs, Bérard, Pierre, Accurse, Adjut et Othon, ont voulu y prêcher l’Évangile au Calife, mais ils l’ont fait comme de très nombreux martyrs depuis l’Antiquité. C’est-à-dire, si l’on en croit leur « passion », de façon un peu cavalière pour notre regard d’aujourd’hui : annoncer Jésus Christ en injuriant Mahomet et l’Islam. Marrakech, c’est un peu l’anti-Damiette. Donc, en se rendant au Maroc, le Pape met les Frères Mineurs face à leurs contradictions. Ces derniers ne s’y sont pas trompés : à l’occasion de la fête liturgique (16 janvier) de saint Bérard et de ses compagnons, « proto-
martyrs » de l’Ordre, le ministre général a écrit aux frères de l’actuelle custodie franciscaine du Maroc — et à travers eux, à tous les membres de la famille franciscaine — pour les inviter à penser l’évangélisation missionnaire à partir de Vatican II et du texte de la première Règle franciscaine. Il leur a également demandé de « purifier leur mémoire ». Mais alors que faire de nos martyrs ?
L’enchaînement des faits
Le martyre des frères à Marrakech (1220) s’intercale entre deux évènements qui, pour nous autres, chrétiens du XXIe siècle, apparaissent comme une préfiguration de la manière dont nous concevons l’évangélisation aujourd’hui, c’est-à-dire une annonce de Jésus Christ inséparable d’un dialogue et d’un profond respect de l’autre. Premier évènement : la rencontre de Damiette (été 1219), sur laquelle nous ne savons presque rien, sauf qu’elle a bien eu lieu, que François l’avait longuement désirée et qu’il en est revenu vivant. Aujourd’hui, Damiette est comme l’icône d’une possible rencontre fraternelle entre chrétiens et musulmans. L’autre évènement, c’est la rédaction par François en 1221 d’une première Règle — qui n’est pas celle que professent les Franciscains aujourd’hui — mais qui contient un chapitre (le 16) consacré aux frères « qui vont parmi les Sarrasins et autres infidèles ». Un texte qui n’avait jamais figuré dans aucune autre règle religieuse et qui est certainement inspiré par l’expérience personnelle de François, c’est-à-dire par sa rencontre avec le sultan. Relisons ce passage : « Si un frère, par inspiration divine, voulait aller parmi les Sarrasins et autres infidèles, qu’il y aille avec la permission de son ministre […]. Les frères qui s’en vont peuvent vivre spirituellement parmi eux de deux manières. Une manière est de ne faire ni disputes ni querelles, mais d’être soumis à toute créature humaine à cause de Dieu, et de confesser qu’ils sont chrétiens. L’autre manière est, lorsqu’ils verraient que cela plaît au Seigneur, d’annoncer la parole de Dieu, pour que les infidèles croient en Dieu tout-puissant, Père, Fils et Esprit saint, le Créateur de toutes choses, le Fils rédempteur et sauveur, et pour qu’ils soient baptisés et deviennent chrétiens ».
Aujourd’hui, ce chapitre de la première Règle ne cesse d’être commenté par les Franciscains car il légitime leur mode de présence actuel parmi les musulmans.
Entre Damiette et la première Règle, il faut donc situer Marrakech. Bien entendu, Bérard et ses compagnons ignoraient ce qui s’était passé entre François et le sultan ; ils ne pouvaient pas non plus s’inspirer de la première Règle — et pour cause ! Pourtant, de notre point de vue à nous, catholiques du XXIe siècle, l’évènement fait désordre, et certains trouvent bien embarrassants ces cinq martyrs canonisés en 1481 et si souvent représentés dans les programmes d’iconographie franciscaine.
Les fruits de Marrakech
Apprenant le martyre des frères de Marrakech, François, « transporté de joie en son esprit », aurait dit : « Maintenant, je peux vraiment dire que j’ai cinq frères ». Cette réaction ne figure néanmoins que dans une source tardive, datant du XIVe siècle, la Chronique des XXIV Généraux. Dans une chronique plus ancienne, écrite par le frère Jourdain de Giano, François se montre plus réservé et défend de lire la passion des cinq frères en déclarant : « Que chacun soit glorifié par sa propre passion et non par celle des autres ! » En revanche, suivant le témoignage de plusieurs de ses compagnes, Claire aurait explicitement souhaité imiter les cinq frères et aller elle-même au Maroc pour y subir le martyre.
Mais s’il existe un beau fruit incontestable de l’évènement de Marrakech, c’est tout simplement Antoine, notre Antoine. En effet, l’auteur de la Legenda assidua rapporte le choc que fut pour le chanoine de Sainte-Croix de Coimbra, alors appelé Fernand, l’arrivée des corps des cinq martyrs que l’Infant Pierre avait fait rapatrier du Maroc. Un véritable coup de foudre. Fernand rejoint les frères, prend le nom d’Antoine et devient franciscain – d’abord et avant tout pour pouvoir aller au Maroc et gagner cette même palme du martyre. Et il faudra un mystérieux cheminement, passant par la maladie et la rencontre de François, pour qu’Antoine s’ouvre à une autre forme de vie franciscaine : celle qui fera de lui un grand prédicateur. Par ailleurs, il est curieux de remarquer qu’aujourd’hui nombre de musulmans vénèrent saint Antoine de Padoue, notamment à Istanbul.
Attention : Anachronisme !
Certes, nos cinq frères du Maroc n’avaient pas lu les textes de Vatican II, et notamment Nostra Ætate selon lequel « l’Église regarde avec estime les musulmans, qui adorent le Dieu unique, vivant et subsistant, miséricordieux et tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, qui a parlé aux hommes ». En ce domaine comme dans bien d’autres, veillons à ne pas commettre d’anachronisme, c’est-à-dire à plaquer nos conceptions et notre échelle de valeurs sur les faits et gestes de nos prédécesseurs. Insérés dans leur époque, moins en avance sur leur temps que François, Bérard et ses compagnons ont néanmoins donné leur vie pour le Christ et l’Évangile. Et comme l’indique l’oraison du jour de leur fête, nous pouvons demander au Seigneur de venir « au secours de notre faiblesse afin qu’à leur exemple nous ayons le courage de [le] glorifier par notre vie ».